Wednesday, October 3, 2007

Philippe Jaccottet

né à Moudon, le 30 juin 1925. Il publie ses premiers poèmes dès 1944 dans le Cahier de Poésie I dirigé par Edmond Jaloux, puis son premier recueil en 1945, Trois poèmes aux démons. Lors de son séjour à Rome en 1946, il se lie d'amitié avec le poète Ungaretti. Sa première traduction paraît chez Mermod la même année : La mort à Venise, de Thomas Mann. À l'automne 1946, Philippe Jaccottet est envoyé à Paris comme collaborateur des éditions Mermod où il reste plusieurs années. Il y fréquente les cercles littéraires, notamment celui de la NRF avec Jean Paulhan, Marcel Arland, Francis Ponge, Jean Tardieu, se lie avec des poètes de sa génération comme Yves Bonnefoy, Jacques Dupin, André du Bouchet, ainsi qu'avec Pierre Leyris, André Dhôtel et Henri Thomas. En 1953, il épouse Anne-Marie Haesler, peintre. Ils vivent depuis cette date à Grignan, dans la Drôme. En plus de la création poétique et de diverses collaborations critiques, Philippe Jaccottet a traduit aussi bien des auteurs allemands (Musil, Mann, Hölderlin) qu'italiens (Ungaretti, Leopardi, Cassola), espagnols (Gongora), grecs (Homère, L'Odyssée) ou russes (Mandelstam).

oeuvres :

• La Mort à Venise, Thomas Mann, traduit par Philippe Jaccottet, 1947
• L'Effraie, 1953 ;
• L'Entretien des muses, 1968 ;
• Paysages avec figures absentes, 1970 ;
• Chant d'En-bas, 1974 ;
• Rilke par lui-même, 1971 ;
• À la lumière d'hiver, 1974 ;
• Des Histoires de passage, 1983 ;
• Pensées sous les nuages, 1983 ;
• La Semaison, Carnets 1954-1967, 1984 ;
• Une Transaction secrète, 1987 ;
• Cahier de verdure, 1990 ;
• Requiem, 1991 ;
• Libretto, La Dogana, 1990.
• Poésie, 1946-1967, Poésie/Gallimard, Paris, (1971) 1990
• Requiem (1946) ; suivi de, Remarques (1990), Fata Morgana, 1991
• Cristal et fumée, Fata Morgana, 1993
• A la lumière d'hiver ; précédé de, Leçons ; et de, Chants d'en bas ; et suivi de, Pensées sous les nuages, Gallimard, 1994
• Après beaucoup d'années, Gallimard, 1994
• Autriche, Éditions L'Âge d'homme, 1994
• Eaux prodigues, Nasser Assar, lithographies, La Sétérée, J. Clerc, 1994
• Ecrits pour papier journal : chroniques 1951-1970, textes réunis et présentés par Jean Pierre Vidal, Gallimard, 1994
• Tout n'est pas dit : billets pour la Béroche : 1956-1964, Le temps qu'il fait, 1994
• La seconde semaison : carnets 1980-1994, Gallimard, 1996
• Beauregard, postf. d'Adrien Pasquali, Éditions Zoé, 1997
• Paysages avec figures absentes, Gallimard, Paris, (1976) 1997, "coll. poésie/gallimard".
• Observations et autres notes anciennes : 1947-1962, Gallimard, 1998
• A travers un verger ; suivi de, Les cormorans ; et de, Beauregard, Gallimard, 2000
• Carnets 1995-1998 : la semaison III, Gallimard, 2001
• Notes du ravin, Fata Morgana, 2001
• Et, néanmoins : proses et poésies, Gallimard, 2001
• Le bol du pèlerin (Morandi), La Dogana, 2001.
• Une Constellation, tout près, La Dogana, 2002.
• A partir du mot Russie, Fata Morgana, 2002
• Gustave Roud, présentation et choix de textes par Philippe Jaccottet, Seghers, 2002
• Correspondance, 1942 - 1976 / Philippe Jaccottet, Gustave Roud ; éd. établie, annotée et présentée par José-Flore Tappy, Gallimard, 2002
• Nuages (illustrations de Alexandre Hollan), Fata Morgana, Montpellier, 2002
• Cahier de verdure ; suivi de Après beaucoup d'années, Gallimard, "coll. poésie/gallimard", 2003
• Truinas, le 21 avril 2001, Genève, La Dogana, 2004
• De la poésie, entretien avec Reynald André Chalard, Arléa, 2005
• Préface de l'œuvre poétique complête de Béatrice Douvre en 2000.


***


Voilà que désormais
toute musique de jadis lui monte aux yeux
en fortes larmes:
"Les giroflées, les pivoines reviennent,
l'herbe et le merle recommencent,
mais l'attente, où est-elle? Où sont les attendues?
N'aura-t-on plus jamais soif?
Ne sera-t-il plus de cascade
pour qu'on en serre de ses mains la taille fraîche?
Toute musique désormais
vous bâte d'un faix de larmes."
Il parle encore, néanmoins,
et sa rumeur avance comme le ruisseau en janvier
avec ce froissement de feuilles chaque fois
qu'un oiseau effrayé fuit en criant vers l'éclaircie.

[De Pensées sous les nuages, Gallimard, Paris, 1983.]

***

Sur les pas de la lune


M'étant penché en cette nuit à la fenêtre,
je vis que le monde était devenu léger
et qu'il n'y avait plus d'obstacles. Tout ce qui
nous retient dans le jour semblait plutôt devoir
me porter maintenant d'une ouverture à l'autre
à l'interieur d'une demeure d'eau vers quelque chose
de très faible et de très lumineux comme l'herbe :
j'allais entrer dans l'herbe sans aucune peur,
j'allais rendre grâce à la fraîcheur de la terre,
sur les pas de la lune je dis oui et je m'en fus...

***

LE DAUCUS, OU CAROTTE SAUVAGE


Il faut rebaptiser ces fleurs, les détacher des réseaux de la science pour les réinsérer dans le réseau du monde où mes yeux les ont vues.

Dans l´ombre des hauts chênes « en belle ordonnance », dans leur nef aérée où, à peine a-t-on passé le seuil, on devient plus tranquille – comme dans une grande maison.

On voit alors, éparses un peu plus haut que l´herbe sombre et vague, ces taches blanches qui bougent un peu, qui ont l´air de flotter, comme des flocons d´écume. En même temps, vaguement, parce que ces choses vues ainsi sont vagues, on pense à des fantômes qui apparaîtraient là dans cette pénombre favorable aux formes incertaines et probables de la vie ; c´est-à-dire à des présences, presque des personnes, pas entièrement réelles, comme surgies d´ailleurs, revenues de très loin ou remontées d´obscures profondeurs ; plutôt pâles, fragiles à coup sûr, privées des belles couleurs de la vie ; sans que cette impression, d´ailleurs fugitive et un peu fade elle-même, effraie aucunement.

Ce sont des ombelles éparses dans l´ombre ; des espèces de constellations plus familières, moins éclatantes, moins froides et surtout moins figées que celles qui pourront sembler leur répondre au-dessus des arbres une fois que le beau voile du jour aura été tiré.

Me voici parvenu au seuil d´une espèce de ciel d´herbe où flotteraient à portée de la main, fragiles, plutôt que des astres aigus, de petites galaxies flottantes, légères, blanches vraiment comme du lait, ou de la laine de brebis telle qu´il en reste accrochée aux ajoncs dans les îles bretonnes.

C´est un peu comme quand on surprend les premiers pépiements, avant l´aube, c´est-à-dire dans une autre sorte d´ombre, d´oiseaux qu´on ne voit pas. À la fois distincts et reliés. Mais ce murmure, ici, des ombelles, annonce-t-il aussi quelque chose comme un nouveau jour, une autre éclosion ? Il ne semble pas. C´est un langage encore plus étranger. Vagues lueurs dans l´ombre, flottant au-dessus de la tombe commune.

Surtout, ne pas plier cela dans l´herbier des pages ; mais le laisser déplié dans l´espace, laisser cela flotter au bout de ses tiges presque invisibles qui en empêchent pour un peu de temps la dispersion. Les laisser telles qu´elles sont, libres et liées, ces ombelles blanches dans l´ombre aérée des chênes, liées pour un temps et qu´on dirait heureuses de l´être, mais prêtes à l´envol, comme ne peuvent le rêver leurs sœurs célestes, clouées au bois de la nuit.

Ainsi, comme des lampes à tous les étages de la maison…

Quelques ombelles flottant dans l´ombre des grands arbres verts, qu´on est peut-être ici pour faire dire quelque chose à l´oreille la plus rétive ; avec le rêve téméraire, un peu fou, de remettre ainsi dans le réseau du monde le cœur aveuglé, le cœur sourd ; de ramener à la maison du monde l´âme navrée, perdue, ou qui se croyait telle à jamais.

(On imagine une toile d´araignée aux dimensions du monde infini, qui brillerait dans l´ombre et dont le centre serait, cette fois, un tendre soleil inconnu.)

Extrait de Et néammoins, Gallimard, 2001

Première parution dans la revue Poésie 2001, février 2001, numéro 86